L'affrontement autour des ZFE prend des dimensions aussi sauvages qu'homériques, au point qu'on se sait désormais plus trop qui du politiste, de l’historien ou du poète
lyrique sera le plus qualifié pour retracer, une fois arrivée à sa conclusion, la séquence à laquelle on assiste aujourd'hui.
L'intrigue, au départ, ne semblait pourtant guère prometteuse. Cachée dans l'avalanche de contraintes et de restrictions qui
engloutit chaque jour un peu plus le citoyen depuis, disons, le début du siècle, la limitation de la circulation des véhicules
thermiques les plus anciens dans les zones urbaines les plus denses ne pesait pas très lourd, puisqu'elle concernait peu de villes, et
peu de monde. Tout a changé avec la nouvelle année, et l'extension du dispositif à un grand nombre d'agglomérations. L'infortune soudaine qui frappa ainsi des centaines de milliers de conducteurs, la réaction toute en nuance et en compassion de la ministre en charge du problème ont permis la résurrection d'un antagonisme
classique, les petites gens représentées par leur porte-voix d'un côté, la politicienne hors-sol de l'autre. La fragilité du
gouvernement, l'absence de majorité à l'assemblée, les bénéfices politiques à retirer de l'affaire, tout contribua ensuite au coup de
théâtre : la suppression des ZFE est incluse dans un projet
de loi bien plus global, lequel est voté le 17 juin avec l'appui de quelques députés des partis gouvernementaux.
L'exécutif prendra-t-il acte de sa défaite ? On peut parier que non, tant une telle modestie trancherait avec
ses habitudes, lui qui dispose encore, de l’épouvantail européen au recours au Conseil constitutionnel, de munitions prêtes à l'emploi.
Et pourtant, on peut se demander si tout cela était bien nécessaire.
La ZFE a comme objectif de réduire les émissions de polluants, en particulier des particules fines, des oxydes d'azote et de l'ozone,
tous liés au trafic automobile, en bannissant les véhicules les plus anciens des grandes agglomérations. Elle s'appuie pour cela sur un
volet réglementaire, la directive européenne 2008/50/CE qui contraint les états-membres à respecter des normes établies pour
chaque substance, selon un calendrier qui court, en gros, de 2010 à 2020. Et elle trouve sa justification dans un chiffre ressassé avec
une ferveur quasi-religieuse, issu d'une étude publiée en 2016 par l'agence Santé Publique France, héritière de feu l'Institut national
de veille sanitaire, selon laquelle la pollution de l'air, et plus particulièrement les particules fines d'un diamètre inférieure à 2,5
microns, alias PM2.5, tuerait chaque année 48 000 personnes. On peut trouver ce travail ici ; et, comme on pouvait s'en douter, les choses ne sont pas si
simples.
Utilisant le principe de la linéarité sans seuil, pour lequel il n'existe pas de niveau où un polluant ne soit pas nocif, les
épidémiologistes de Santé Publique France vont faire tourner leurs modèles, et bâtir quatre scénarios avec chaque fois un niveau de
PM2.5 distinct, en estimant l'impact de cette pollution sur la santé des individus. Pour ce faire, ils ont recours à un procédé qui
relève de la pure mécanique, lequel évalue, en nombre de décès et en perte d'espérance de vie, l'écart entre le modèle, et l'ordinaire
réalité. Le premier d'entre eux, le plus spectaculaire dénommé "sans pollution anthropique" va imaginer un espace fictif dépourvu de
polluants artificiels, où la concentration de PM2.5 reste inférieure à 5 µg/m³. C'est là qu'apparaissent nos 48 000 décès évitables. On trouvera, page 19, une carte des territoires vierges en question. Malgré la qualité exécrable d'illustrations vraisemblablement
collées n'importe comment à partir de .jpg trop compressés, on arrive à deviner ce dont il s'agit : les zones les plus reculées des
grands massifs montagneux, Pyrénées, Alpes, Massif Central, inhabitées parce qu'inhabitables, mais érigées en modèle à imposer
au reste du pays. À l'opposé, en un unique paragraphe à la page 24 du rapport, l'agence propose un scénario dit "directive européenne",
où le niveau de PM2.5 retenu atteint 20 µg/m³ : dans un tel cas, l'effectif des décès évitables tombe à 11 individus.
On en a l'impression, c'est presque à regret que Santé Publique France évoque cette dernière hypothèse. Elle possède pourtant deux
propriétés uniques : à la date de rédaction de l'étude, la grandeur retenue, objectif de la directive 2008/50/CE à atteindre en 2020,
était la seule à avoir valeur légale. Et, bien loin de la fiction grotesque des 48 000 décès, l'étude montre que la France, dès 2016,
respectait bel et bien ses obligations européennes, et que toute action supplémentaire était donc superflue. Mais bien sûr, on
pouvait compter sur l'Union Européenne pour ne pas s'avouer vaincue.
Une toute nouvelle directive entre en vigueur, avec des seuils abaissés et l'application, en 2050, du phantasme de la vision zéro. Quand chaque acquis n'est que prétexte au durcissement des règles, il devient clair que la préoccupation essentielle n'est plus la santé des citoyens mais la survie d'une bureaucratie menacée dans sa raison d'être par le succès même des politiques mises en œuvre.
Mais ce n'est pas tout. Si la réalité n’intéresse pas Santé Publique France, elle produit la matière que d'autres organismes mesurent, en
particulier le CITEPA. En plus de soixante ans d'existence, celui-ci a pu constituer une base de données sans équivalent sur la pollution atmosphérique, que tout un chacun peut consulter grâce à un outil fort pratique, l'explorateur. On peut ainsi à la fois suivre le trajet de nos particules PM2.5, et les ventiler en fonction des secteurs d'activité responsables de leur émission. Entre 1991 et 2024, le volume global de ce polluant a diminué de 70 %. Pour les transports, la baisse atteint 80 %. La part, toujours très minoritaire, de ce secteur dans les émissions globales est ainsi passée de 15 % à 10 %. Et dans cet ensemble, la part des véhicules individuels, et notamment de ceux qui subissent les restrictions des ZFE, passe vraisemblablement du minime à l'insignifiant.
Grâce à une autre institution respectable, on peut apporter un dernier argument. L'INSEE, qui s'occupe, entre autre, de gens qui
existent vraiment, met à jour chaque année son tableau de l'espérance de vie. En 2024, plus l'habitat est dense, plus on
vit vieux : l'espérance de vie à la naissance des hommes, la population la plus sensible, dépasse 82 ans en Île-de-France -
Paris, Hauts-de-Seine, Yvelines - mais aussi dans le Rhône ou la Haute-Garonne. À l'inverse, dans la Haute-Marne, la Nièvre ou la
Creuse, elle s'élève à peine au-delà des 77 ans. Entre l'agglomération étouffante et la saine et paisible campagne, cinq ans d'écart, en faveur de la première. En la matière, face aux déterminants économiques et sociaux, l'air ne pèse rien.
Quel audacieux archiviste-explorateur saura révéler le parcours tortueux qui démarre avec une directive européenne et s'achève par l'interdiction faite aux citoyens les moins fortunés d'utiliser un véhicule qui leur est indispensable ? Au moins, parce que ces éléments sont publics, a t-on pu analyser le rôle que joue dans l'affaire la justification à prétention scientifique. L'étude de Santé Publique France semble avoir été conçue à rebours, en partant d'une conclusion obligée et avec comme objectif de fabriquer une méthode qui permette d'attribuer à la pollution de l'air un nombre de décès aussi élevé que possible, sachant que le politique assumera la charge, et la responsabilité, de passer du conditionnel à l’indicatif, et de transformer la spéculation en certitude. Cette complicité d'un organisme de recherche publique avec le pouvoir ne peut rester sans conséquence, et nécessite des explications. Pour mener l'enquête, l'OPECST dispose de toutes les qualifications nécessaires. À défaut de ministres, des parlementaires pourraient peut-être avoir le courage du retour à la raison ?